DHQ: Digital Humanities Quarterly
2018
Volume 12 Number 1
2018 12.1  |  XMLPDFPrint

Analyser les emboîtements d’échelles spatio-temporelles d’un territoire forestier : du système d’information géographique à la méthode SyMoGIH (Avesnois, France)

Analyzing the interlocking spatio-temporal scales of a forest: from geographic information systems to the SyMoGIH method (Avesnois, France)

Marie Delcourte-Debarre <marie_dot_delcourte_at_wanadoo_dot_fr>, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis

Abstract

Appréhender l’évolution d’un territoire forestier, c’est croiser le temps et l’espace. C’est donner une dimension temporelle à un objet semi-naturel ou construit par l’homme et considérer que cet objet peut être spatialement en mouvement. Dans le cadre de la démarche de recherche appliquée dans lequel s’inscrit ce travail (politique de reboisement), il a été nécessaire de recourir à des outils particuliers et de rendre lisibles et utilisables les données anciennes.

La méthode SyMoGIH (Système modulaire de gestion de l'information historique) offre la possibilité de construire le discours à différentes échelles d’analyses (territoire, éco-paysage, lieu), tout en intégrant les disparités spatiales et temporelles qui composent chaque élément géographique de l’Avesnois. Par cette méthode, le discours historique est spatialisé tout en étant borné temporellement.

Introduction

«La Géographie n’est que l’Histoire dans l’espace, comme l’Histoire n’est que la Géographie dans le temps »  [Reclus 1905]. Cette citation du géographe Élisée Reclus n’a pas été choisie de manière fortuite. Pour Reclus, les évolutions du caractère physique de la Terre s’expliquent par les faits antérieurs, par l’histoire. L’histoire est pour lui toute l’histoire au sens universel : celle de la nature, des animaux et du genre humain. Il a su ainsi rapprocher espace et temps, spatialiser sa pensée tout en la « temporalisant ». L’historien d’aujourd’hui qui s’intéresse à un objet d’étude « traditionnellement » analysé par le géographe, comme la forêt, ne peut qu’évoquer les conditions évolutives du milieu physique tout en s’intéressant à l’action de l’homme dans le temps. Ce rapprochement entre les sciences géographiques et les sciences historiques ainsi que l’étude multiscalaire (temps de l’homme et temps de la nature) sont aujourd’hui bien établis. Pour autant, parvenir à construire un discours historique cohérent tout en intégrant l’emboîtement des échelles spatiales n’est pas aisé.
Comment parvenir à associer espace et temps, lieu et temps ? Tenter d’adjoindre temps et espace suppose une mise en perspective critique de sources différentes : les données écrites pour le temps et les données cartographiques pour l’espace. Ce croisement des sources de natures différentes, l’emboîtement des échelles temporelles et spatiales imposé par ce croisement, ne permettra de construire un discours historique pertinent sur la coévolution des relations Sociétés-Milieux, que par la mise en place d’un outil géo-historique efficient : le Système d’information géo-historique.
Nous présenterons d’abord le contexte d’étude, les spécificités du territoire de l’Avesnois, les sources disponibles et les questions que soulève la mise en place d’un système d’information géo-historique qui utilise les cartes disponibles à partir du XVIIIe siècle, ainsi que les données historiques remontant jusqu’au XIIIe siècle pour la reconstitution des relations entre l’homme et la forêt. Nous aborderons ensuite les apports et l’application de la méthode SyMoGIH à travers deux exemples : le bois George et l’ensemble bois de Beaurieux et du Parc. Enfin, nous présenterons les premiers résultats d’une restructuration des données et d’une reformulation du discours d’analyse historique grâce à la méthode SyMoGIH permettant d’interroger les cartes et les données historiques disponibles afin d’étudier de manière fine l’évolution du boisement dans le temps.

1. Conjuguer l’espace et le temps. Méthodologie appliquée à un territoire forestier.

1.1 Contexte et territoire d’étude

Les départements du Nord et du Pas-de-Calais disposent de l’un des taux de boisement les plus faibles de France, entre 8 et 10 % selon les indicateurs employés. Afin de remédier à cela, l’institution régionale a initié entre 2010 et 2015 une politique volontariste, le Plan forêt régional (PFR) dont l’objectif était de doubler la superficie boisée sur l’ensemble du territoire d’ici une vingtaine d’années, tout en améliorant la multifonctionnalité de la forêt. Pour être opérationnelle et efficace, cette politique de boisement requiert alors de dresser l’état passé et actuel des forêts de la région. Dans le cadre de ces politiques, les demandes en matière d’analyse historique multiséculaire sont importantes.
Un premier état des forêts anciennes a été réalisé sur le secteur de l’Avesnois dans le cadre d’une thèse en histoire environnementale financée en contrat Cifre par le conseil régional [Debarre 2016]. Ce travail se devait de répondre à plusieurs objectifs au croisement entre recherches fondamentale et appliquée : analyser les modalités des actions humaines et leurs impacts sur les espaces forestiers, mettre en évidence des zones anciennement boisées pouvant faire l’objet de replantations lorsque l’occupation du sol le permet.
Figure 1. 
Un territoire d’étude, l’Avesnois
L’Avesnois se situe au sud du département du Nord, à la frontière du département de l’Aisne et de la Belgique. Le bocage et la forêt ainsi que des reliquats de cloisons forestières, bordant les anciennes haies médiévales, forment les paysages les plus caractéristiques de ce territoire. Avec 30 745 ha de forêts, soit un taux de boisement de 19 %, l’Avesnois est la sous-région la plus boisée des départements du Nord et du Pas-de-Calais.

1.2 « État de l’art » : la carte ancienne sollicitée

L’histoire environnementale se définit aujourd’hui comme l’étude dans le temps, des interactions des sociétés avec leurs milieux. L’un de ses objectifs majeurs est de permettre de situer les évolutions contemporaines, rapides et parfois complexes, dans un contexte historique dont le rôle explicatif est essentiel. Autrement dit, l’historien de l’environnement considère le paysage d’aujourd’hui comme un héritage des actions anthropiques passées.
Au regard des questionnements précédemment évoqués au croisement de recherches fondamentales et de recherches appliquées, l’historien de l’environnement, dans le cadre de ce travail, se devait de renouveler les manières d’écrire le discours historique. Inscription dans le temps long, imbrication des échelles spatio-temporelles, mise en œuvre de sources diversifiées – dans le temps et l’espace – sont rendus possibles grâce à de nouvelles méthodologies et concepts. L’outil le plus efficient pour l’historien et les gestionnaires forestiers actuels, qui permet de retracer les dynamiques spatio-temporelles, est le système d’information géo-historique (SIG).
Les chercheurs en sciences naturelles, en sciences humaines et sociales [Gregory 2007] et en informatique [Dumenieu 2015] comprennent aujourd’hui l’intérêt d’employer la cartographie ancienne, qui offre des éclairages nouveaux sur des thématiques actuelles ([Buridant et al. 2013] ; [Dardignac et Le Jeune 2011]). Les projets de SIG historique se multiplient, justifiant l’intérêt de la démarche géo-historique ; ils concernent essentiellement les évolutions politiques et sociales des territoires. Nous pouvons citer, par exemple, le GBHGIS (système historique d’information géographique de la Grande-Bretagne) porté par l’Université de Portsmouth, qui est une collection numérique d’informations sur les localités britanniques.
Dans le domaine environnemental, les SIG historiques se sont également développés. Citons le projet GEORIA (base de données géoréférencées de données environnementales, sociales et sanitaires au Canada) porté par les Universités Laval et de Toronto, ou encore le GIS Research to Digitize Maps of Iowa (1832-1859) Vegetation, porté par l’Université de l’État de l’Iowa.
En France, quelques études sur les forêts anciennes ont été pionnières : celles menées par Jean-Luc Dupouey et Daniel Vallauri sur la carte de Cassini [Vallauri, Granier et Dupouey 2012] ou bien par Georges-Leroy sur le massif de la Haye en Meurthe et Moselle [Georges-Leroy 2009]. Ces études montrent que les outils SIG pour la numérisation, le géo-référencement et la digitalisation sont adaptés aux exigences des cartes anciennes (calage, échelle, qualité du raster etc.), mais qu’il est préalablement nécessaire pour les chercheurs d’élaborer des critères de sélection (lisibilité, accessibilité de la ressource, pertinence etc.).
Par ailleurs, le SIG s’applique aux différentes échelles spatiales (territoire, massif forestier, canton forestier etc.), un travail sur les lieux géographiques est alors primordial. Le logiciel SIG permet de superposer des cartes anciennes ayant été établies à des échelles différentes. Enfin, la cartographie en un temps donné, par l’emploi de la méthode régressive, peut éclairer une discipline travaillant sur des temporalités beaucoup plus longues que ceux des objets cartographiques. Cependant, une remarque s’impose : lorsque la donnée archivistique a été employée, elle s’est souvent avérée contemporaine aux données cartographiques ; l’emboîtement de la donnée spatiale et de la donnée attributaire issue de sources historiques ne pose alors aucune difficulté méthodologique. L’emploi d’une donnée plus ancienne induit d’autres problématiques. Dans le cas du projet SIG Avesnois, les données cartographiques couvrent une courte période (1730-1866). Les données historiques attributaires, quant à elles, issues des sources écrites, offrent un recul temporel plus important (XIIeXVIIIe siècles). L’imbrication des géométries et des données historiques attributaires ne peut être aussi facile que pour les projets précédemment exposés. L’enjeu de ce travail est alors de projeter des données attributaires issues de sources historiques dans un espace pour lequel nous ne disposons d’aucune donnée spatiale contemporaine de ces données attributaires. La mise en place d’un SIG, avec de telles problématiques, oblige l’historien à s’interroger sur la notion habituellement étudiée par le géographe : le lieu. Au-delà de la simple définition du lieu pour l’historien, viennent s’agréger d’autres questionnements : le degré de pertinence de la localisation, les variations de la dénomination à travers le temps, la nature du lieu, l’emboîtement des échelles spatiales (province, circonscription administrative, massif forestier) et temporelles issu de sources variées.

1.2 De la source écrite à la carte

1500 documents issus d’archives autant publiques que privées ont été étudiés. Il s’agit majoritairement de comptabilités issues du domaine royal ou seigneurial, de correspondances ... Afin d’établir la pertinence de ces sources pour l’étude des dynamiques spatiales et temporelles des massifs forestiers de l’Avesnois, il est nécessaire d’en connaître les apports, mais aussi les limites. Ce corpus de sources d’archives apporte une meilleure connaissance de l’objet d’étude sur les points suivants :
  • la toponymie des lieux, la localisation et la superficie approximative de ces derniers, relevées quasi-systématiquement ;
  • les éléments de contextes généraux : social (guerre, trouble, famine, etc.) et abiotique (climat) ;
  • la propriété foncière et les conflits qu’elle engendre ;
  • les modalités de gestion de ce domaine forestier : ordonnances forestières, protection des massifs forestiers, institution du personnel gestionnaire (hiérarchie, compétences, caractères sociaux, rémunération, etc.) ;
  • les activités socio-économiques, point d’ancrage des relations hommes-milieux : charbonnage et autres activités proto-industrielles, activités sylvopastorales, exploitation sylvicole (bois d’œuvre, bois d’industrie, petit bois etc.) dont les modalités et l’intérêt économique sont précisés (évolution des prix de vente, des salaires, prix d’adjudication des locations, délits forestiers etc.).
  • les indications phytoécologiques : mentions d’essences forestières, de faune, état des peuplements (procès-verbaux de visite) ;
  • les mentions d’un paysage dynamique et anthropisé : constructions de chaussées, embocagement des parcelles, défrichements, « grignotages » des lisières forestières, etc.
Pour autant, ce corpus documentaire présente aussi ses limites. Le déséquilibre entre les séries entraîne assurément une disproportion entre la quantité d’informations provenant des organisations comtales et des institutions religieuses, biaisant en quelque sorte notre analyse : en effet, les massifs forestiers du comte de Hainaut et des seigneurs influents de ce territoire sont plus aisément appréhendés que ceux des propriétés ecclésiastiques.
Figure 2. 
Répartition temporelle des sources écrites et nombre de lieux par siècle
Autre point cette fois sur la répartition temporelle des documents : celle-ci fait entrevoir de grandes disparités entre les siècles : 0,5 % pour le XIIIe siècle, 4,7 % pour le XIVe siècle, 18 % pour le XVe siècle, 23,7 % pour le XVIe siècle, 33,3 % pour le XVIIe siècle, 18,5 % pour le XVIIIe siècle, 0,07 % pour le XIXe siècle, 1,3 % de documents non datés. Cette prééminence du XVIIe siècle pourrait « déséquilibrer » l’analyse puisque les informations sont plus nombreuses pour ce siècle qu’elles ne le sont pour les périodes antérieures.
Le contenu géographique de ces documents d’archives est un élément essentiel à la compréhension de l’emboîtement des échelles spatio-temporelles. Les XIIIe et XIVe siècles, caractérisés par un nombre croissant de documents, connaissent une évolution identique en ce qui concerne les mentions de lieux. Deux aspects majeurs distinguent les XVe et XVIe siècles, qui offrent par ailleurs une quantité non négligeable de documents.
  • La première est la relative stabilité du nombre de massifs forestiers mentionnés (environ quarante), il s’agit fort probablement des mêmes lieux. L’historien aura la possibilité de mener une étude diachronique sur un espace géographique relativement limité (ne couvrant pas l’ensemble du territoire de l’Avesnois).
  • La seconde est la forte proportion des lieux au XVIe siècle. La donnée « lieu » atteint une échelle de précision fine. L’administration espagnole n’est pas étrangère à cela. S’observe dans les documents d’archives de cette époque, dans les comptabilités en particulier, une obligation d’« exactitude des faits » de la part des administrateurs royaux imposée par la Chambre des Comptes de Lille.
Au XVIIe siècle, ce phénomène de précision de la donnée se poursuit et s’accentue. Le nombre de lieux s’accroît (environ soixante lieux) ; l’historien mène alors son analyse sur un espace géographique mieux défini. Cette étude peut être conduite à une échelle géographique plus fine en s’intéressant à la continuité ou discontinuité de l’état boisé. Ces éléments géographiques issus des sources écrites, forment des données complémentaires à la cartographie ancienne.
Afin de disposer d’un corpus cartographique cohérent, plusieurs critères de sélection de la donnée cartographique ont été retenus : la donnée doit être facile d’accès ; couvrir l’ensemble du territoire d’étude ; représenter les massifs (forêt, bois, haie, etc.), les micromassifs (bosquets, haies basses, vergers etc.) et les toponymes forestiers qui rappellent un ancien état boisé (par exemple : l’Épine, Bois Sarté, le défriché etc.) ou une proto-industrie (forge, verrerie, fourneau etc.) ; être facilement numérisable et géoréférençable.
Quatre cartographies ont donc été sélectionnées et ont subi des traitements informatiques[1] à des niveaux différents.
  • La carte de Claude Masse (1730-1737) est généralement levée au 1:28 000. Cette source offre une précision remarquable quant aux formes géométriques des massifs forestiers, à la toponymie et à l’agencement spatial. Les dalles de Claude Masse représentant l’Avesnois ont été digitalisées, géoréférencées et vectorisées.
  • La carte de Cassini (1749-1790) est levée au 1:86 400e et présente une sémiologie normalisée pour l’ensemble de la France. Bien que cette carte soit d’un grand intérêt pour la localisation des activités proto-industrielles, du bâti ou de la toponymie, elle est à utiliser avec grande prudence lorsqu’il s’agit de l’exploiter dans une analyse de l’étendue spatiale des massifs forestiers. En effet, ces derniers forment des « bouquets », et n’ont pas de limites bien définies. Cette carte a été initialement digitalisée par l’équipe de Jean-Luc Dupouey et Daniel Vallauri [Vallauri, Granier et Dupouey 2012].
  • La carte d’État-major (1835-1866) est levée au 1:40 000e sur des dessins-minutes réalisés par les officiers de l’État-major. La finesse et la précision de la typologie des éléments naturels permettent à l’historien de visualiser finement les paysages. Sur cette carte, les forêts ont été vectorisées, les toponymes et proto-industries ont été localisés.
  • L’Occupation du sol (Ocsol, 2009) est un inventaire de l’occupation physique des sols constitué par le service SIG de la Région. Cette carte fait apparaître tous les milieux dont la superficie dépasse 0,5 ha (échelle 1:25 000e).
Pour chacune de ces quatre cartes, deux couches SIG ont été créées : l’une pour les « polygones forêts », l’autre pour les « toponymes ». La superposition des quatre couches de forêts permet de visualiser l’agencement spatial de ce territoire. Dans les couches SIG, chaque polygone « forêt » dispose d’un identifiant unique. Cet identifiant a été reporté dans la base de données historique (les 15000 données issues des sources écrites ont été organisées dans un tableur Excel) afin de faire le lien entre la donnée cartographique et la donnée d’archives.

1.3 La superposition des couches SIG, une première réponse…

Pour autant, de nombreux questionnements sur ce dispositif de jointure entre données cartographiques et données écrites sont apparus : tant du point de vue de l’analyse spatiale, de la variabilité des échelles géographiques que de l’imbrication de l’épaisseur temporelle aux lieux.

1.3.1 Les « entités décalées »

En superposant les trois couches vectorisées, des décalages de plus ou moins grande importance apparaissent entre ces couches. Ces « distorsions » peuvent s’expliquer principalement par la qualité du géoréférencement ou du relevé initial des cartes. Dans ce cas, la difficulté concerne la géométrie du massif et de sa dynamique spatiale dans le temps.
Dans un SIG, les données attributaires issues d’une base de données peuvent être adjointes au polygone, dans notre cas au polygone « forêt ». Pour lier le lieu à son information attributaire, quelle géométrie de massif le chercheur doit-il prendre en considération ? Doit-il considérer l’ensemble de la forme géométrique du massif avec ses variations ? Ou s’intéresser à ce qui est resté boisé entre les différentes périodes ? La superposition présente l’avantage d’incorporer l’ensemble des évolutions entre les trois périodes (bois apparus, partiellement disparus, disparus etc.) mais au regard de ce qui a été exposé précédemment doit-elle être utilisée comme couche principale pour l’analyse des données ? Ou devons-nous justifier le choix de cette carte en considérant le noyau forestier comme représentant l’ensemble du massif ?
Si tel est le cas, ces « entités décalées » sont-elles un frein à l’analyse ? Pour illustrer, prenons le cas du massif forestier nommé « La Puissance » situé à l’ouest du territoire d’étude.
Figure 3. 
Les « entités décalées » : le cas schématique de « La Puissance »
Le massif « La Puissance » (toponyme présent sur État-major et Cassini) est nommé « Bois Georges » sur la carte de Claude Masse. Il s’agit d’un parfait exemple d’« entités décalées », entendons par là un lieu ayant des points de coordonnées et géométries juxtaposés entre les différentes sources cartographiques. Le massif initial sur Claude Masse se situe plus au sud ; sur Cassini, il est orienté différemment (nord, nord-est). Les formes semblent correspondre entre État-major et l’Occupation du sol, bien qu’il apparaisse une légère distorsion ; le massif sur la carte d’État-major étant légèrement plus au nord. Dans ce cas précis, comment attribuer les données historiques au lieu ? Doit-on superposer les couches et considérer comme noyau forestier ce qui est commun à Cassini, État-major et l’Occupation du sol ? Que faire dans ce cas de la géométrie présente dans les cartes de Claude Masse ? Parallèlement à cela se pose la question de la lisibilité des couches SIG. Superposer deux couches et en faire une analyse est aisé ; lorsqu’une troisième, voire une quatrième couche s’ajoutent aux deux premières, l’étude devient complexe car difficilement lisible.
Ces diverses limites de la méthode requièrent un remaniement méthodologique car il influence les analyses spatiales. En étudiant l'évolution d'un lieu entre les trois périodes formées par la donnée cartographique, le chercheur pourrait être amené à conclure qu’une dynamique de lisière apparaît entre ces trois pas de temps – le massif se déplaçant vers l'est, dans le cas du lieu « La Puissance », par exemple. Cette question est directement liée à l’imprécision cartographique initiale (forme très arrondie des massifs forestiers sur Cassini notamment, représentés par des « bouquets » d’arbres) : comment gérer cette imprécision ?

1.3.2 La dynamique des lieux

Une autre interrogation émerge concernant l’analyse des dynamiques spatiales et le suivi du boisement dans le temps. Prenons l’exemple des bois de Beaurieux et du Parc situés au nord-est de l‘Avesnois, à proximité de la frontière belge. Ces deux lieux connaissent une dynamique bien particulière tant du point de vue de leur dénomination que de leurs limites internes. Trois problèmes se posent alors : l’évolution de la dénomination d’un ou plusieurs lieux, la localisation et la dynamique spatiale de ce ou ces lieux.
Seul le corpus cartographique, même élargi aux cartes non géoréférencées, ne peut suffire à une analyse sans les données d‘archives. Ce constat est d’autant plus vrai quand il s’agit de mettre en évidence les évolutions concernant l’appellation des lieux.
Figure 4. 
La dynamique des lieux : le cas des bois de Beaurieux et du Parc
Cette dernière est en effet très aléatoire d’une source à l’autre comme le montre le cas des bois de Beaurieux et du Parc :
  • sur la carte de Claude Masse (1730), apparaissent les bois de Beaurieux et du Parc ;
  • sur Cassini (1749-1786), seul le bois du Parc est visible ;
  • sur État-major (1834-1866), le toponyme bois de Beaurieux est précisé :
  • sur Occupation du sol[2] (2009), sont présents bois du Parc et bois de Beaurieux.
De plus, la géométrie « globale » de ces massifs, issue de la donnée cartographique, est quasiment identique sur l’ensemble des cartes. Ce sont les « limites internes » entre les deux bois qui fluctuent énormément.
Bien évidemment, l’historien ne peut exclure les limites des sources cartographiques quant à l'appréciation des résultats. Une question méthodologique se pose toutefois : comment gérer à la fois cette fluctuation des limites internes et l’évolution du nom des lieux dans le temps ?

Une nouvelle méthode appliquée aux espaces forestiers de l’Avesnois : SyMoGIH

L’articulation entre la représentation spatiale des massifs forestiers en partant des cartes disponibles à partir du XVIII siècle et les données historiques les concernant, comportant un différentiel temporel qui peut être important, soulève des questions qui ne peuvent pas être traitées dans un SIG classique en associant directement géométries et données attributaires.
La méthode générique et collaborative mise au point par le pôle numérique du Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LARHRA) propose une articulation nouvelle entre ces deux dimensions.

2.1 Une méthode générique et collaborative

Cette méthode permet de mettre en place un système d’information générique et ouvert traitant l’information historique en prenant en considération à la fois les dimensions temporelle et spatiale de cette information [Butez 2013, 30]. Elle a été conçue dès 2007 par un groupe d’historiens appartenant au LARHRA et est développée actuellement au sein de son Pôle histoire numérique par une équipe d’historiens, d’informaticiens et de géomaticiens[3]. Ce projet s’est construit autour d’une réflexion sur une méthode de modélisation permettant aux historiens de partager entre eux, dans une base de données collaborative, les informations de qualité scientifique récoltées au cours de leurs recherches.
Une plateforme a été mise en place au sein de laquelle on peut stocker, de manière individuelle ou collective et de façon cumulative, des données historiques structurées, des données spatiales, etc. Le chercheur saisit ses données dans une interface web nommée BHP (Base d’Hébergement de Projets), tout en se référant à une documentation commune à tous les participants au projet qui le guide dans la création de ses objets et de ses informations historiques. Cette documentation est accessible sur le site principal du projet[4], ainsi que via un wiki réservé aux membres du projet et qui fait office de manuel.
La dimension géographique a été intégrée dès les débuts du projet SyMoGIH car la contextualisation spatiale joue un rôle capital pour l’interprétation comme pour la représentation de l’information historique [Butez 2013, 30]. Cette méthode de modélisation a amené à concevoir un modèle de données générique, indépendant de toute problématique de recherche et permettant le stockage collaboratif des informations historiques. Le modèle générique est instancié en fonction des demandes des chercheurs qui participent au projet afin de préciser le sens de chaque unité de connaissance retenue et de documenter l’opération de production des données. De ce travail de conceptualisation et de documentation est née une sémantique de référence.
La méthode SyMoGIH repose sur deux principes fondamentaux : l’atomisation de l’information et un effort d’objectivation de la production des données. Il s’agit de décomposer l’information historique en données primaires, c’est-à-dire d’identifier des unités de connaissance atomique auxquelles on associe tous les objets qu’elles relient, tout en spécifiant quel est le rôle de chaque objet. Chaque connaissance produite est authentifiée et dispose d’une source afin de favoriser le partage des données et de garantir leur traçabilité. Cette méthode permet de reconstituer l’environnement historique des objets concernés à partir d’informations cumulées au cours des dépouillements des sources archivistiques et de la documentation cartographique disponible. Comme les objets participent à de multiples unités de connaissance, celles-ci permettent de reconstituer de manière plus ou moins accomplie l'existence historique de chaque objet.
Dans le modèle SyMoGIH, tous les événements ou informations descriptives qui portent sur des lieux, par exemple une forêt, sont traités en tant qu’unités de connaissance. Les unités de connaissance peuvent être de deux types : soit de type « contenu », dans le cas où l’historien souhaite retenir le récit des événements tel qu’il se trouve dans la source étudiée, soit de type « information », pour les connaissances produites par l’étude critique d’une ou plusieurs sources.
Figure 5. 
Les classes d’objets de la méthode SyMoGIH
SyMoGIH comprend des objets historiques regroupant une collection ou une classe d’individus (exemple : collection « Acteurs collectifs », classe d’individus « abbaye de Liessies », « abbaye de Maroilles », « abbaye du Val de Mons » etc.) qui présentent les mêmes propriétés et partagent la même « essence »  [Beretta et Vernus 2012, 88]. Ces objets sont définis par des types et des classes permettant de les organiser adroitement. Le type opère une séparation exclusive entre individus, en créant des sous-ensembles sans intersection, puisqu’un individu ne peut appartenir qu’à un seul type (exemple : un lieu est soit un élément géographique naturel, soit un lieu habité). En revanche, les classes permettent de créer des sous-ensembles avec intersections : un individu peut appartenir à plusieurs classes [Beretta et Vernus 2012, 88]. Chaque objet historique dispose d’un identifiant unique utilisé dans l’ensemble du système d’information. Cet objet est identifié par un certain nombre d’éléments comportant des notices qui en décrivent les caractéristiques principales (type, classe[s]). Finalement, dans la méthode SyMoGIH, un objet historique n’existe que par les informations auxquelles il est associé et grâce aux liens créés avec les autres objets.
En définitive, la méthode SyMoGIH permet de rendre compte des différentes étapes du travail historique, du dépouillement de sources jusqu’à la production de connaissances fondée sur un examen critique, en les stockant comme tels [Beretta et Vernus 2012, 102]. Ce concept SyMoGIH est particulièrement intéressant pour l’étude des évolutions des lieux dans le temps. Il permet d’atteindre une dimension plus efficace face aux questionnements historiques, répondant à l’une de nos problématiques majeures : celle du différentiel temporel entre données historiques et cartographiques. Le SIG n’est plus conçu comme une superposition de couches auxquelles viennent se superposer des données historiques attributaires mais comme un système d’information où objets cartographiques et historiques sont évolutifs et interdépendants.

2.2 Concept du lieu d’après la méthode SyMoGIH

C’est au sein de ce système d’information que l’historien traite, à partir de ses sources, ce qui relève classiquement du domaine attributaire du « lieu ». Ce dernier devient ainsi le point d’ancrage de toutes les données (spatiales et attributaires) qui le concernent, tout en sachant que pour identifier un « lieu », le chercheur ne peut se fier qu’à son toponyme qui évolue au cours du temps ou à sa localisation prise en aparté, mais qu’il doit faire converger toutes les informations historiques et géographiques dont il dispose, issues de différentes époques et sources.
Figure 6. 
Modèle conceptuel de données pour la gestion des données géo-historiques
Trois éléments identifient le lieu nommé Named Place (NaPl) : son nom (le lieu peut être associé à un ou plusieurs noms -historique, actuel- dont l’un est obligatoirement qualifié de nom standard) ; son type unique (élément géographique naturel, surface d’infrastructure, surface de territoire etc.) ; sa classe (une ou plusieurs classes : bois, forêt, étang dans le cas d’un élément géographique naturel par exemple) et sa localisation (la localisation peut être renseignée sous une forme ponctuelle ou une emprise spatiale et associée à un degré d’incertitude). Ces quatre composants identifient le lieu de manière singulière ainsi qu’un identifiant unique alphanumérique (NaPl1, NaPl2, NaPl3 etc.).
Le « named place (NaPl) » représente un lieu ayant une existence historique. Il s’agit d’un objet abstrait, c’est-à-dire de la classe de toutes les instanciations effectives que ce « lieu » a connu au cours de son histoire et qui peuvent varier dans leur forme. À chaque objet de type « lieu » seront associées toutes les connaissances issues des sources et des cartes pour chaque époque qui le concernent, indépendamment des formes que le lieu a effectivement eues au cours de son existence. Si deux lieux, d’abord traités séparément, s’avèrent identiques, ils pourront être fusionnés ; il sera alors possible d’associer les « contenus » et « informations » qui les concernent respectivement.
Pour traiter les évolutions spatio-temporelles du lieu au cours de son histoire, la méthode SyMoGIH introduit une deuxième entité, la « forme concrète du lieu », appelée concrete time specific form. Cette entité représente la reconstitution par l'historien de la forme propre à un lieu, son étendue, ses contours, à un instant spécifique ou durant une période de temps donnée. Comme tout autre objet, la forme concrète est construite par le chercheur, mais, à la différence du lieu qui ne dispose que d’une localisation générique, elle décrit la forme plus ou moins précise attribuée au lieu à une époque donnée, en fonction des sources.
Un lieu sera donc associé à une ou plusieurs formes concrètes que l’historien construit à partir de connaissances tirées des sources, écrites ou cartographiques, qui décrivent les contours du lieu à un moment précis du temps. Un événement historique comme un acte de déboisement ou un feu de forêt ravageant un quartier de forêt peut donner lieu à l’apparition d’une nouvelle forme concrète, munie d’un identifiant unique, indiquant que l’historien a identifié à cet instant un changement significatif concernant l’étendue spatiale ou les contours du lieu.
Quant aux géométries, elles n’interviennent qu’en dernier lieu en tant que représentation des formes concrètes reconstituées grâce aux données archivistiques et cartographiques. La forme concrète n’est pas forcément associée à une géométrie, elle reconstitue virtuellement une évolution spatiale qui sera ensuite matérialisée grâce à une géométrie en fonction des connaissances disponibles portant sur la forme concrète. À défaut de représentation cartographique concernant un lieu, sa géométrie peut être construite artificiellement en fonction des données attributaires disponibles. L’origine et les raisons du choix de la forme de toute géométrie est ainsi documentée [Butez 2013, 32]. Concernant les géométries, les métadonnées liées à la production des géométries ont été intégrées au système et normalisées d’après la directive INSPIRE (conditions d’accès, descriptif, encodage de caractères, langue, etc.).
Figure 7. 
Les métadonnées de la carte ancienne dans la base d’hébergement de projets (BHP)
Cette méthode propose une articulation plus développée que celle associant directement les géométries et les données attributaires, qui garantit plus de souplesse et permet de traiter les cas d’incertitude et de différentiel chronologique entre les données historiques et les représentations cartographiques disponibles.

3. Application de la méthode et résultats

Suivant la problématique d’emboîtement des échelles spatio-temporelles, clé de compréhension des dynamiques des espaces forestiers de l’Avesnois, deux éléments ont articulé le travail mené dans le cadre du projet SIG-Avesnois : la normalisation de l’entité lieu et celle des données historiques attributaires. S’agissant d’un SIG géo-historique, l’entité lieu se devait d’être structurée en premier lieu selon la sémantique SyMoGIH (nom, type, localisation, classe ; normalisation des métadonnées et géométries). En parallèle à cela, l’information historique a été standardisée, amenant à la création des Formes Concrètes des lieux.

3.1 Une donnée lieu restructurée

3.1.1 Normalisation de la donnée lieu

Le nom et la localisation constituent la première phase d’identification du « lieu ». À cela s’ajoutent le type et la classe qui, dans la sémantique SyMoGIH, correspondent à des objets abstraits. Les lieux ont été typés selon quatre objets abstraits.
  • Élément géographique naturel : « Éléments géographiques localisés relatifs au milieu naturel, au paysage ». Exemple : forêt de Mormal.
  • Lieu habité : « Type d’objet géographique “ inhabited place ” ». Exemple : les Croisils.
  • Surface d’infrastructure : « Surface terrestre couverte par des installations, des équipements permanents qui conditionnent le fonctionnement d’un organisme ou d’une entreprise, l’activité économique d’une région, d’un pays ». Exemple : forge de Laudrissart.
  • Surface de territoire : « Étendue de la surface terrestre, plus ou moins nettement délimitée, qui présente généralement une certaine unité, un caractère particulier, où est établie une collectivité humaine. Regroupe toutes les surfaces territoriales administratives, juridiques, ecclésiastiques ... définies par des frontières tracées par l’homme et relevant d’une autorité ». Exemple : Hainaut.
Les lieux sont ainsi majoritairement typés par l’élément géographique naturel (65 %) viennent ensuite à part égale les types lieu habité et surface d’infrastructure. Les lieux, leur type, leur localisation ont été assemblés dans l’une des tables de la base de données géo-historiques, cette table sert de pivot avec les autres tables. En parallèle de ce travail d’implémentation des NaPl, les objets digitaux, c’est-à-dire les rasters et les vecteurs utilisés (Masse, Cassini, État-major et Occupation du sol), ont également été intégrés à la base de données.

3.1.2 Localisation relative des lieux

Certains NaPl présents dans les sources écrites n’ont pu être localisés précisément à partir des sources cartographiques géoréférencées. Il s’agit :
  • soit de massifs forestiers dont la source archivistique ou cartographique non géoréférencée (cadastre Napoléonien, Atlas de Trudaine) précise qu’ils se situent à proximité de telle commune ;
  • soit de « micro-toponymes » dont la source archivistique ou cartographique est non géoréférencée stipule que ce lieu est localisé à l’intérieur ou à proximité d’un autre lieu de type élément géographique Naturel – classe bois ou forêt.
Tous ces NaPl ont donc fait l’objet d’une localisation relative en fonction de l’information donnée par la source d’archive (exemple : en 1492, « le bosquet de la Follye se trouvant sur le prevoste de Bavay[5] »). Cette localisation relative est traitée dans la sémantique SyMoGIH grâce au Type d’Information 140 (TyIn140) qui associe le lieu à localiser au lieu qui sert de point de repère tout en précisant, si souhaité, une distance ou une direction.
Figure 8. 
Modèle conceptuel de données : la localisation relative des lieux
Ce Type d’Information 140 contient un ensemble de rôles : « typer » indique la position du lieu par rapport à un autre (à côté, à l’intérieur, ou autre), « être la direction » évoque l’orientation du lieu à localisation par rapport au lieu repère (nord, sud, ouest etc.), est mentionnée dans le type « localisé » les informations concernant la distance du lieu qui est localisé par rapport à celui qui localise[6].
Le Type d’Information 140 (TyIn140) se compose dans ce cas d’étude de trois éléments (les types de rôle peuvent se modifier en fonction des besoins de chaque projet).
  • Le « Type de rôle » TyRo57 (identifiant unique de ce type de rôle) : rôle utilisé pour associer le lieu (NaPl ou ImCo) qui est localisé par rapport un autre lieu (NaPl ou ImCo) qui sert de référence (lieu qui est localisé).
  • Le TyRo8 (identifiant unique de ce type de rôle) : rôle utilisé pour associer l’objet (NaPl, ImCo) qui sert de référence à la localisation d’un autre. Les propriétés numériques de ce rôle peuvent servir à mentionner la distance (lieu qui localise).
  • Le TyRo98 (identifiant unique de ce type de rôle) : rôle utilisé pour indiquer le type de localisation d’un lieu par rapport à un autre : à côté, à l’intérieur, à proximité de etc. (typer le rôle). Dans ce cas d’étude, le TyRo98 correspondra toujours à une inclusion géographique (AbOb872) : le lieu se situe à l’intérieur d’un autre lieu.
Exemple : le parc du Quesnoy (lieu localisé) est inclus (inclusion géographique) dans le territoire de la commune de Le Quesnoy(lieu qui localise). Les lieux localisés par rapport à un autre disposent d’un identifiant NaPl. Selon la sémantique SyMoGIH, un NaPl doit disposer obligatoirement de coordonnées géographiques, d’une spatial localization (SpLo). Ces lieux n’ont pas de coordonnées propres puisqu’ils sont localisés par rapport à un autre lieu. Afin de disposer toutefois de cet élément essentiel pour l’identification du lieu, un point de coordonnées a été créé de manière plus ou moins aléatoire (exemple : pour le parc du Quesnoy, point correspondant au centroïde du territoire de la commune du Quesnoy), tout en précisant le degré de certitude de la localisation (certaine, postulée ou reconstituée). Dans le cas du parc du Quesnoy, la localisation sera reconstituée. L’ensemble des localisations de chaque lieu du projet dispose de ce degré de certitude de la localisation.
Cette structuration des lieux et des sources historiques (archivistiques et cartographiques) engendre un procédé nouveau quant à l’analyse des emboîtements d’échelles spatio-temporelles.

3.1.3 Normalisation de la base de données historiques

En parallèle à cette structuration de la donnée lieu d’après la sémantique SyMoGih, les données issues des archives écrites momentanément placées dans un tableur Excel ont été restructurées et regroupées en tables. Cette nouvelle structure du schéma SIG Avesnoisa été conçue pour deux raisons majeures : créer des liens plus structurés entre les différentes informations (lieu, acteur, SoCh, etc.) et faciliter le requêtage des données, en intégrant les activités humaines (pâturage, paisson, chasse etc.) dans une même table, nommée « activité » (cf. le modèle logique de données).
Figure 9. 
Modèle logique de la base de données
Ce schéma se compose :
  • de tables principales : napl, unite_de_connaissance, propriete, activite, metier_acteur, etat_bois, type_metier, evenement ;
  • de tables secondaires, qui sont des tables « notice » (définition des objets) : type_source, faune_flore_notice, contexte_notice ;
  • de tables de liaison ou « associations » : activite_faune_flore, imbrication_agent, propriete_acteur.
La table « activite » rassemble les données « activités » tels que l’usage, exploitation, les délits, les industries. Afin de différencier ce qui relève du droit d’usage, de l’exploitation ou encore du délit, un identifiant dans la table « type_activite » – en lien direct avec la table « activite » – - a été placé, dans la colonne « groupe » : 
  • Identifiant 1 → exploitation (bois d’œuvre, de marine, d’industrie etc.)
  • Identifiant 2 → usage (pâturage des équidés, des bovins, des porcins etc.)
  • Identifiant 3 → entretien (traitements sylvicoles, âge des peuplements, révolution etc.)
  • Identifiant 4 → proto-industrie (bois pour les forges, verreries, fourneaux etc.
  • Identifiant 5 → délit-conflit (délits forestiers et conflits d’usage)
La table « unite_de_connaissance » permet de gérer l’imbrication entre un lieu et un bornage temporel, tout en sourçant l’imbrication. Grâce à cette table, un lieu est toujours lié une source, en lien avec une datation. À ce lieu seront rattachés, une ou plusieurs activités, un ou plusieurs acteurs, en lien avec une datation (« annee_debut », « annee_fin »). De l’information se trouvant dans unite_de_connaissance sera rapportée dans d’autres tables telles que « imbrication_agent », « environnement », « evenement ».

3.3 Les formes concrètes : suivi de l’état boisé dans le temps

La forme concrète représente la reconstitution par le chercheur de la forme propre à un lieu, son étendue, ses contours, à un instant spécifique ou durant une période de temps donnée. Comme tout autre objet, la forme concrète est construite par l’historien, mais, à la différence du lieu qui ne dispose que d’une localisation générique, elle décrit la forme plus ou moins précise attribuée au lieu à une époque donnée. Un lieu sera donc associé à une ou plusieurs formes concrètes que l’historien construit à partir de connaissances tirées des sources, écrites ou cartographiques, qui décrivent les contours du lieu à un moment précis du temps.

3.3.1 Les géométries : représentation des formes concrètes

La forme concrète n’est pas forcément associée à une géométrie ; elle reconstitue virtuellement une évolution spatiale qui sera ensuite matérialisée grâce à une géométrie en fonction des connaissances disponibles portant sur la forme concrète. À défaut de représentation cartographique concernant un lieu, sa géométrie peut être construite artificiellement en fonction des données attributaires disponibles comportant, par exemple, l’indication de la surface d’une forêt.
Ainsi, par « géométrie », il faut entendre les représentations spatiales géoréférencées qui seront associées aux formes concrètes. Dans le cas du projet, il s’agit principalement de polygones construits à partir des indications contenues dans le système d’information géo-historique. Pour le projet, les polygones sont issus de trois processus de production :
  • soit il s’agit de polygones vectorisés sur les sources cartographiques auparavant citées. Dans ce cas, l’historien détermine qu’un ou plusieurs polygones matérialisent correctement une forme concrète qu’il aura auparavant datée et définie au regard de ses sources,
  • soit le polygone est produit sous une forme ovoïde à partir d’une superficie ancienne (en arpent, en mencaudée, en bonnier etc.) donnée dans les sources écrites et convertie en hectare,
  • lorsqu’aucune géométrie n’est disponible ou ne peut être produite, le lieu sera représenté par un point de coordonnées.
Dans les deux premiers cas, les géométries peuvent être identifiées par une source de manière individuelle ce qui permet au chercheur de renseigner l’origine du tracé en plus des connaissances historiques qui ont permis son existence et qui, pour leur part, sont stockées dans le système d’information historique via des « contenus » ou des « informations ». Pour les cas où la forme concrète est associée à une géométrie, l’information historique est d’attribuée à un ou plusieurs polygones qui sont le reflet à un instant « T » de l’état des connaissances sur l’étendue spatiale d’un espace forestier de l’Avesnois. Pour les cas où cette connaissance est trop incertaine pour être matérialisée en géométrie, les attributs portent sur le point de localisation du « named-place ».

3.3.2 Les ovoïdes

Le polygone est produit sous une forme ovoïde autour de la localisation ponctuelle du lieu à partir d’une information historique mentionnant la superficie connue ou estimée de la forme du lieu. Le centroïde de cette forme sera celui présent sur État-major en premier lieu ou Claude Masse, si ce lieu n’est présent sur l’une de ces deux cartes dans ce cas, le centroïde sera celui de Cassini (en dernier recours).
La superficie présente dans la documentation écrite, est mentionnée en unité de superficie ancienne – arpent, bonnier, mencaudée, rasière. La difficulté première a été de convertir ces indications de superficie en unité de mesure actuelle. Si pour l’arpent forestier (100 perches de vingt-deux pieds) la conversion en hectare est bien connue (un arpent = 0,51 ha), la transformation en ha est plus délicate pour le bonnier, la mencaudée ou encore la rasière, puisque ces mesures varient dans le temps et dans l’espace.
Une fois cette superficie en hectare obtenue, une forme ovoïde ou ronde correspondant à cette superficie a été créée autour du centroïde adéquat (État-major le plus souvent). L’information historique de type superficie ancienne a été traitée dans la BHP, par la création de Type d’Information 141 « existence d’un objet ».
Figure 10. 
Modèle conceptuel de données : l’existence d’un objet (TyIn141)
Il s’agit d’une information qui met en relation un objet, un NaPl par exemple avec une information qui occasionnent son existence ou la fin de son existence : exemple le début de l’existence d’un « lieu » et de sa « forme concrète » peut être occasionné par un évènement historique identique, le « lieu » et la « forme concrète » seront associés à la même information. Dans notre cas, l’information TyIn141 permet de lier la forme concrète, la donnée superficie et la source, par les types de rôle « caractériser » et « concerner » : l’objet associé est caractérisé par une surface dont l’unité de mesure est l’hectare. Cet objet associé surface concerne la forme concrète CoFo. Cette information est bien évidemment identifiée grâce à une source et datée.
Ainsi, l’exhaustivité des représentations cartographiques est relative à l’état des connaissances selon les périodes historiques et les zones géographiques, mais les attributs historiques sont au minimum localisés par le point de coordonnées déterminé pour le lieu évoqué à une période donnée.
Le bornage appliqué est alors celui de la première mention dans la documentation écrite à la date antérieure à la première mention de superficie ou à la première carte. S’il y a mention de superficie ancienne, cette dernière sera représentée par un ovoïde ; le bornage temporel sera celui de la date de la superficie ancienne à la date précédent la première cartographie. Enfin, lorsqu’il y a des géométries, une analyse spatiale doit être réalisée afin de déterminer si d’importantes modifications de forme sont apparues entre les cartes anciennes, le bornage temporel s’appliquera en fonction de ces changements.
L’exemple des bois de Beaurieux et du Parc évoqué précédemment est assez significatif de la complexité de l’emboîtement des échelles. Ces deux bois, situés au Nord-Est de l’Avesnoisconnaissent une dynamique bien particulière qu’il a fallu intégrer aux CoFo. Précisons que sur ces deux massifs, aucune documentation écrite n’a été trouvée pour la période étudiée. Ces deux lieux forment un ensemble dont la forme concrète est identique jusqu’en 1866 mais ce sont les « limites internes » entre ces deux lieux qui sont extrêmement mobiles à travers le temps. Étant donné la prédominance (nombre de « citations » du toponyme dans le temps mais aussi superficie) du lieu « bois de Beaurieux » à chaque période (sauf pour Cassini), il a été décidé de faire porter la CoFo sur le bois de Beaurieux, tout en gardant les deux NaPl. Afin de gérer la dynamique des limites internes de ces lieux, des inclusions datées de type TyIn140 de l’un vers l’autre et inversement ont été pensées :
  • Bois du Parc inclus dans bois de Beaurieux (1730–1749) Info111821 ;
  • Bois du Parc localisé par rapport à bois de Beaurieux (1828–1833) Info111822 ;
  • Bois du Parc inclus dans bois de Beaurieux (2009) Info111823.
Trois CoFo portant sur le bois de Beaurieux ont ainsi été conçues. Le bornage temporel et les formes (utilisation des géométries) pourront être amodiées en fonction de nouvelles données implémentées (sources d’archives, cartographies, iconographies etc.) :
  • 1730–1866 : prendre la géométrie d’État-Major ;
  • 1867–2008 : point ;
  • 2009– : prendre la géométrie de l’Occupation du sol.

Conclusion

Les résultats de ce travail sont issus d’un long travail d’amélioration méthodologique, mais aussi de construction du procédé historique. Ce cheminement, grâce à l’initiation à la sémantique SyMoGIH, a amené à une restructuration des données (de la création des « lieux » aux « formes concrètes » de ces lieux) et à une reformulation du discours d’analyse historique reposant sur le mode de questionnements des données. Grâce à cela, un changement de paradigme s’effectue : les sources historiques analysées donnent forme aux géométries des massifs forestiers et permettent un réel suivi du boisement dans le temps.
La mise en place d’une telle méthode, l’étude comparative des sources d’archives et des données cartographiques anciennes et actuelles, conduit à une meilleure connaissance de l’imbrication des échelles spatio-temporelles d’un territoire hérité, dont les disparités géographiques sont actuellement importantes (sol, végétation, climat). Il s’agit là d’un véritable outil de suivi du boisement, de la mise en perspective des relations homme-milieu, que les acteurs du Plan Forêt Régional pourront employer facilement – à condition de créer une interface de saisie et de visualisation des données plus ergonomique.
Par cette méthode, le discours historique est spatialisé tout en étant borné temporellement ; ce travail permet d’obtenir des résultats visualisables directement dans le logiciel SIG. La méthode employée offre la possibilité de construire le discours à différentes échelles d’analyses (territoire, écopaysage, lieu), tout en intégrant les disparités spatiales et temporelles qui composent chaque élément géographique de ce territoire.
Le projet SIG Avesnoistel qu’il est conçu actuellement présente l’avantage, pour les gestionnaires du monde forestier actuel, mais aussi pour les chercheurs, de considérer les forêts dans toute leur durée, leur profondeur historique et géographique, indépendamment de leurs seules représentations cartographiques. Ce projet est un outil performant et collaboratif (des données peuvent y être ajoutées à des bornages temporels et sur des territoires différents). Ce SIG bien que performant tant dans la structure que dans la gestion de l’information historique parfois incomplète, doit être amendé en certains points : intégration des boisements n’ayant pas de toponyme particulier, amélioration du modèle conceptuel de données.

Remerciements

Sans la contribution de Francesco Beretta (Historien, LARHRA UMR 5190, CNRS), de Claire-Charlotte Butez (Géomaticienne, LARHRA UMR 5190, CNRS), d’Adrien Carpentier (Géomaticien, Conseil Régional Nord Pas-de-Calais), et l’aide précieuse de Mesdames Corinne Beck (Professeure d’Histoire et d’Archéologie médiévales UVHC CALHISTE EA 4343) et Fanny Milbled (Directrice déléguée au Plan Forêt Régional, Conseil Régional Nord Pas-de-Calais), le projet SIG Avesnois n’aurait pu être conceptualisé.

Abstract

Understanding the evolution of a forest territory requires taking both time and space into account. This means providing a temporal dimension to a semi-natural object and considering that it can spatially move. In the work frame of this applied research thesis work (Afforestation policy), it has been necessary to use specific tools and to convert ancient data to a readable useful format.

The SyMoGIH method (Système Modulaire de Gestion de l'Information Historique / Modular System for Historical Data Management) offers the possibility to work at different scale level (territory, landscape, place) using space and time data for each geographical elements of the Avesnois National Park. With this method, the historical analysis is spatially located at every period of time.

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Notes

[1]  Logiciels de SIG QGis (OpenSource) et ArcMap.
[2]  Les noms de forêts ou toponymes proviennent de l'IGN (BD TOPO©).
[3]  Laboratoire de Recherche Historique Rhône Alpes UMR 5190.
[5]  Archives Départementales du Nord B 9491 f°1r°.

Works Cited

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Debarre 2016 Debarre Marie. Espaces forestiers et sociétés en Avesnois (XIVe–début du XVIIIe siècle). Étude du paysage. Thèse de doctorat dirigée par Corinne Beck et Fanny Milbled. Valenciennes, UVHC (2016).
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Georges-Leroy 2009 Georges-Leroy Murielle et al. “Le massif forestier, objet pertinent pour la recherche archéologique. L’exemple du massif forestier de Haye (Meurthe-et-Moselle)”. Revue Géographique de l’Est. 49 (2–3) (2009).
Gregory 2007 Gregory Ian N. “Historical GIS: Structuring, Mapping and Analysing Geographies of the Past”. Progress in Human Geography. 31 (5): 638–653 (2007).
Reclus 1905 Reclus, Élisée. L’homme et la Terre. Paris. Librairie universelle, tome 1 (1905).
Vallauri, Granier et Dupouey 2012  Vallauri, Daniel, Granier, Évelyne., Dupouey, Jean-Luc. Les forêts de Cassini, Analyse quantitative et comparaison avec les forêts actuelles. Marseille, Rapport WWF/INRA (2012).
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