Abstract
Cet article nous fait entrer dans la logique des archives du cinéaste et
vidéaste Chris Marker, acquises en 2012 par la Cinémathèque française.
Chris Marker, né en 1921 et décédé en 2012, a largement exploré les possibilités
artistiques qu’offrait le xxe
siècle en devenant tour à tour écrivain, éditeur, photographe, cinéaste, vidéaste,
développeur d’applications informatiques et créateur d’installations
multimédia.
En 2013, la Cinémathèque française a acquis le fonds Marker, c’est-à-dire quelques
550 cartons représentant l’intégralité ou presque du studio, espace de vie et de
travail de l’artiste. Photographies, affiches, disques, archives papier, éléments
audiovisuels, appareils, disquettes etc. : une variété de supports à l’image de
l’activité plurimédia du producteur ont aujourd’hui rejoint les collections de la
Cinémathèque. « Essayiste de l’image et de l’écrit »
[
Bazin 1958], pour reprendre les mots d’André Bazin, Marker a laissé une œuvre
protéiforme, vaste exploration de la mémoire, de l’utopie, de la guerre, pour ne
citer que quelques thèmes fétiches. On retient généralement de son œuvre
cinématographique
La Jetée (1962), objet hybride,
roman photo de science-fiction, ou encore sa collaboration avec Alain Resnais pour
Les Statues meurent aussi (1953). Marker a inventé
pour le documentaire des formes propres :
Le Fonds de l’air
est rouge (1978), fresque pointant en marche la construction d’un
imaginaire révolutionnaire, ou encore
Sans soleil
(1982), qui épouse les mécanismes associatifs de la mémoire, constituent deux
objets filmiques singuliers. À la manière de Zénon, personnage pensé par
Marguerite Yourcenar dans
L’Œuvre au noir (1968), qui
découvre un jour avec surprise dans l’arrondi de sa loupe un monde inconnu mêlé
d’herbe et de sable avant de réaliser qu’il s’agissait de son œil – « il s’était vu voyant » –, on peut lire dans l’œuvre de
Marker cette même démarche qui naît de l’intérieur et débute par une curieuse
introspection de son propre regard. Tant et si bien que son cinéma semble parfois
reproduire le mouvement même de la pensée : « ses fulgurances associatives et ses finesses tout autant
que ses ratés, ses traits de génie comme ses rapprochements
gratuits »
[
Lambert 2008, 63].
C’est cette même dynamique du rapprochement qui a envahi le fonds Marker pour s’y
décliner de mille façons. Tout comme le font les films du cinéaste, le fonds
d’archives « délinéarise »
[1] tout récit et
semble construit « comme on pense » – ou comme Chris
Marker pense. Précisons d’abord que la bibliothèque même de Marker est un champ
difficile à déterminer (voir
figure 1). Toutes
sortes d’objets et de matériaux s’y côtoient et s’y mêlent. Marker avait en
particulier pour usage d’insérer dans ses livres les documents auxquels il les
associait. Les ouvrages de sa bibliothèque sont ainsi
« truffés » d’archives personnelles, comme des éléments de
correspondance avec l’auteur de l’ouvrage, des photographies liées au sujet du
livre, des coupures de presse faisant écho à certains passages du texte, etc. Par
un simple procédé d’insertion physique, deux éléments distincts sont connectés. Un
sens nouveau, né de l’association, se dégage, sorte d'effet Koulechov de l’ouvrage
qui rappelle la dialectique du montage au cinéma. Si les éléments réunis se
révèlent alors indissociables, notons également qu’ils renvoient souvent par leur
sujet à d’autres éléments du fonds conservés ailleurs dans le studio, conformément
à la réutilisation circulaire de matériaux qui prédomine dans l’œuvre de Marker,
où une image ou un thème se déclinent bien souvent en plusieurs films, ouvrages ou
installations. Les associations physiquement existantes, qu’il convient de
conserver au maximum selon le principe archivistique de respect des fonds, se
révèlent souvent complexes, multicritères. Cette caractéristique n’est pas sans
occasionner des problèmes de traitement. Un plan de classement hiérarchisé et
arborescent, même établi sur mesure, parviendrait difficilement à couvrir la
richesse du fonds. La tension entre la nécessaire conservation de l’organisation
physique signifiante opérée par Marker et la volonté d’opérer la rationalisation
d’un formidable éparpillement est manifeste lorsqu’on envisage le traitement
archivistique du fonds, dont l’organisation peut être interprétée comme
symptomatique du mouvement dynamique de la pensée du cinéaste.
Le projet d’établir une « bibliothèque virtuelle Marker », né
de l’impossible communication physique d’ouvrages à la richesse trop fragile comme
nous le verrons par la suite, offre l’occasion de s’abstraire de tout
cloisonnement typologique absolu et de s’interroger sur la manière de restituer, à
travers une modélisation dynamique, plusieurs chemins d’entrée dans une matière
patrimoniale plurielle qui établit des connexions protéiformes. Le modèle RDF
(Resource Description Framework) permet de
répondre à cette exigence ; le choix de son utilisation est motivé par
l’adéquation directe entre l’objet à décrire et le modèle de données orienté
graphe. Car le système développé par Chris Marker au sein de sa bibliothèque, et
plus largement de ses archives, comporte en soi des allures de graphe
décentralisé. Cet article se consacre à l’analyse de la bibliothèque et par
extension à l’analyse du fonds Marker, en termes de modélisation. Il rend compte
de la méthodologie adoptée pour conduire la réalisation d’un prototype, il ne sera
pas ici question d’implémentation technique effective.
La bibliothèque : une géographie
« Dans l’obscurité, avec ses fenêtres éclairées et les
rangées de livres qui luisent doucement, la bibliothèque est un espace
clos, un univers autonome dont les règles prétendent remplacer ou
traduire celles de l’univers informe du dehors. »
[
Manguel 2009, 25] Alberto Manguel évoque en ces termes le changement qui s’opère dans sa
bibliothèque personnelle, une fois disparu avec la nuit le paysage qu’on
apercevait de jour par la fenêtre. En interrogeant la réalité topographique
d’une bibliothèque, on souhaite pouvoir mieux saisir, à travers une pratique
d’ordonnancement donnée, ce rapport entre classement matériel des livres et
classification intellectuelle [
Roudaut 2002] : l’analyse propose
l’esquisse d’une vision du monde. Aby Warburg, historien de l’art passionné
d’images et de livres, a mené au sein de sa bibliothèque, l’expérimentation
suivante au tournant du
xixe
siècle. Laissant de côté les controverses classiques de bibliothéconomie (ordre
hiérarchique par sujet ou classement par la dimension des volumes), Warburg
préfère exprimer par l’ordre une vivacité, « la pensée de
l’humanité sous tous ses aspects, constants et changeants » (Saxl in
[
Manguel 2009, 204]). Pour Warburg, une bibliothèque
relève d’une accumulation d’associations renouvelées, circulaires. La forme
s’adapte à la vocation : une bibliothèque se doit alors d’être ronde et les
livres sont disposés selon la conception qu’avait Warburg de l’univers : « les livres de philosophie y voisinaient avec ceux
d’astrologie, de magie et de folklore, les grands volumes de
reproductions d’œuvres d’art côtoyaient des études sur la littérature et
la religion, tandis que des manuels de linguistiques se trouvaient à côté
d’ouvrages de théologie, de poésie et d’histoire de l’art »
[
Manguel 2009, 204]. Pris de vertige face à un tel labyrinthe, le philosophe Ernst Cassirer,
qui visita la bibliothèque en 1926, explique sa panique :
La bibliothèque [de Warburg] n’est pas une simple collection
de livres, c’est un catalogue de problèmes. Et ce ne sont pas les
domaines thématiques de la bibliothèque qui ont provoqué en moi cette
impression écrasante, mais plutôt le principe même de son organisation,
un principe beaucoup plus important que la seule étendue des sujets
concernés. [Manguel 2009, 204]
[2] Marker n’est pas Warburg et on ne peut lui prêter les mêmes
ambitions. Cependant, risquons-nous tout de même à l’analyse des différents
espaces qui structurent sa bibliothèque, espaces qui semblent un à un
s’approprier cette phrase de Walter Benjamin : « L’existence du collectionneur est régie par une
tension dialectique entre les pôles de l’ordre et du désordre. »
[
Benjamin 2000, 42]
Georges Perec énumère une douzaine de façons de classer sa bibliothèque : par
ordre alphabétique, par continent ou pays, par couleurs, par dates
d’acquisition, par dates de publication, par formats, par genres, par époques
littéraires, par langues, en fonction de nos priorités de lecture, en fonction
des reliures, par collections [
Perec 1985, 52]. Par
ailleurs, aucune ne lui paraît satisfaisante en soi et le syncrétisme semble
alors l’évidence en la matière. Chez Marker, les ouvrages envahissent son
appartement-studio : foyer hybride, lieu de vie, de travail, de tournage
parfois. La répartition des ouvrages dans un espace fonctionnellement partagé
induit des usages certainement spécifiques : les livres conservés dans la
chambre (l’intime) et ceux qui remplissent les étagères de la bibliothèque
(lieu de sociabilité) ne possèdent pas tout à fait le même statut.
L’appartement a été découpé en zones par les équipes du service de la
conservation de la Cinémathèque qui ont procédé à un retrait méthodique du
fonds. Un travail de localisation systématique des ouvrages lors de
l’inventaire, l’attribution d’un numéro d’étagère et d’une zone à chaque
élément décrit, a permis
a posteriori une
analyse fine de la bibliothèque, ou plutôt
des bibliothèques de
Chris Marker. La zone D correspond à la colonne vertébrale de la bibliothèque :
c’est la plus importante en termes de nombre d’ouvrages rassemblés. Les
étagères y serpentent dans l’espace en un long S et des thématiques ordonnées
se dégagent : on commence par la littérature française pour ensuite parvenir à
la littérature anglo-saxonne après avoir fait un détour par la philosophie. Des
tablettes consacrées à la poésie, la musique, l’art, la peinture, sont
entrecoupées de tablettes dédiées à Malraux et à Cocteau. Puis, ce sont les
ouvrages de mathématiques et d’informatique, encadrés à leur droite par la
Russie (histoire de l’URSS et culture russophone) et à leur gauche par les
révolutions et guerres d’indépendance (Amérique latine, Chine, Cuba,
Guinée-Bissau, Indochine, Algérie, etc.). L’étagère suivante opère un retour en
France : mai 68, extrême gauche, capitalisme et syndicalisme français. Puis,
psychologie, sémiologie, histoire du communisme, pour arriver à l’étagère à
thématique antique : sur une première tablette, les ouvrages concernant les
dieux et la spiritualité côtoient des livres sur les animaux (curieuse
association pourtant non surprenante ici), plus bas la Grèce antique. Enfin, le
cinéma et la photographie en conclusion de ce long parcours sinueux que l’on
pourrait également tracer à l’inverse. Nous avons éliminé pour cette
présentation tous les points d’interrogation croisés en chemin (et ils sont
nombreux). Il convient de garder à l’esprit l’idée que si un ordre se dégage,
il est immédiatement concurrencé par le mélange et le désordre. On aperçoit en
effet un certain nombre de documents posés en vrac sur le sol, illustrant cette
phrase d’Alberto Manguel : « les bibliothèques ont horreur du vide »
[
Manguel 2009, 76].
Les livres débordent de l’espace propre de la zone D et se répartissent entre
plusieurs endroits : la zone B, située près de la porte d’entrée du studio,
rassemble visiblement un certain nombre d’ouvrages grand format et la zone A,
soit la chambre. Dans cette dernière, les étagères semblent presque aérées ;
les ouvrages sont un peu moins comprimés en comparaison à d’autres zones. On y
croise les Jules Verne et les Kipling, mais aussi les poètes amis comme Claude
Roy et François Vernet, Walter Benjamin, un certain nombre d’ouvrages en
chinois et L’art d’aimer d’Ovide. La restitution
d’une géographie physique en tant que traduction d’un classement et d’une
classification des ouvrages semble porteuse de sens et sera intégrée au projet
de bibliothèque virtuelle.
La bibliothèque : autobiographie et représentation de soi
« L’une des meilleures manières de recréer la pensée
d’un homme : reconstituer sa bibliothèque. »
[
Yourcenar 2015, 81]
On retrouve dans cette bibliothèque les engouements de Marker, mais également
en creux ses silences : histoire de l’URSS, jamais celle de la Russie tsariste,
histoire des mouvements de gauche, et bien peu de choses sur la droite. Par
ailleurs, toute bibliothèque se compose d’une part d’ouvrages jamais lus ; ici,
le critère de l’usure n’est pas absolu, les ouvrages les plus lus pouvant être
les plus soignés comme les plus râpés. Face aux nombreux ouvrages en langues
étrangères (russe, anglais, japonais, chinois, espagnol, allemand), on
s’interroge : Marker était-il aussi polyglotte que ses étagères le laissent
entendre ? Une bibliothèque doit posséder ce côté imprévisible du marché aux
puces, pour reprendre l’image d’Umberto Eco : une sorte d’accumulation
disparate, dont on ne se rappelle plus très bien tous les trésors cachés et
autres curiosités, souhaitant se laisser surprendre par leur (re)découverte.
Chez Marker, on entrevoit un certain nombre de livres précieux, reliures en
cuir, éditions augmentées, mais également des bibelots en tous genre, des
ouvrages surprenants comme La Médication naturelle
(1899) qui définit l’Européen, l’Américain et le Crétin. La collection de
curieuses monographies : Chats du monde (2005),
Comment masser votre chat (1987), Le Chat révélé. Guide essentiel du comportement de votre
chat (1987), The Silent Miaow. A Manual for
Kittens, Strays and Homeless Cats (1985), etc. Un rayon entier
pourrait leur être consacré.
Si une bibliothèque privée paraît synthétiser les intérêts et les inspirations
de son propriétaire, la traduction matérielle de ses voyages et de ses
obsessions, elle constitue également « une extension de soi-même dirigée vers les
autres »
[
Manguel 2009, 57]. Sénèque se moquait déjà des lecteurs ostentatoires qui n’avaient
certainement pas lu les livres dont ils s’entouraient dans le seul but de se
parer d’un prestige intellectuel. En effet, rarement cachés, souvent même
plutôt exposés aux regards, les ouvrages alignés soutiennent un portrait
public. Chris Marker recevait ses visiteurs dans sa bibliothèque, connaissant
certainement le pouvoir d’attraction communément exercé par ces édifices de
tablettes. Pour un homme à la réputation extrêmement confidentielle, on
croirait presque à une diversion. En ce sens, l’expérience de William Klein,
relatée dans une interview sur
New York et
Broadway by Light qu’il avait donnée à Alain Bergala
en 1995, est significative. Il y évoque sa rencontre avec le personnage entouré
d’objets loufoques :
Quand je suis entré dans son bureau – à l’époque il
était passionné de science-fiction – c’était Star
Wars ! Il y avait des fils partout avec des vaisseaux
spatiaux, il portait des pistolets futuristes à la ceinture. Et il avait
l’air d’un martien. Je ne m’attendais pas à voir ça au Seuil, qui était
une maison tout à fait austère, catholique-scout !
[Klein 1995, 71–75]
Ainsi, la bibliothèque de Marker (zone D) aurait été, d’après divers
témoignages oraux, le lieu privilégié de réception des invités de l’artiste. Ce
dernier déplaçait les livres et objets en fonction de la ou des personnes qu’il
recevait, renouvelant constamment ce pouvoir ostentatoire conféré
traditionnellement aux bibliothèques, afin d’attirer l’attention sur ce qu’il
décidait momentanément d’exposer aux regards. Le visiteur n’avait que peu
d’échappatoire, il était littéralement entouré de hautes étagères et n’avait
d’autre choix que celui de se plonger dans cette logique labyrinthique,
maîtrisée par Marker, qui décidait seul des détours.
Si objets et livres circulent sur les étagères de la bibliothèque, le livre en
lui-même propose un certain nombre de renvois suggérés par les documents
insérés, apparaissant comme la forme matérialisée des connexions établies par
Marker, et proposant dès lors un nouvel espace de circulation.
La bibliothèque : un espace de connexions et de circulations
Marker a inséré dans ses livres tout au long de sa vie, toutes sortes de
documents dont nous pouvons proposer une séparation en deux types. (1) Des
documents d’archives inédits : correspondance, dessins, matériaux de travail,
etc., éléments de la vie privée et/ou publique de Marker. (2) Des documents
tirés d’une reproduction mécanique : articles découpés dans la presse, mais
aussi matériaux publicitaires, éléments du monde extérieur s’invitant dans sa
bibliothèque.
Intéressons-nous aux lettres et aux cartes postales (notons que la
correspondance n’est pas exclusivement rangée dans les ouvrages, mais qu’elle
se trouve par ailleurs en vrac dans de larges dossiers ou cartons lui étant
consacrés). La base du système est la suivante : Marker rassemble dans un
ouvrage les lettres et cartes échangées avec l’auteur dudit ouvrage. On
parcourt alors, à travers la bibliothèque, un large univers de sociabilité : de
simples connaissances aux amitiés plus profondes. C’est ainsi que les échanges
complices avec Florence Delay, expressions d’intimité et d’amitié, viennent se
glisser directement au contact de l’œuvre produite par l’auteure. L’objet
ressort personnifié, son contenu plus intense. Souvent, Marker va plus loin et
reconstitue au sein du livre un environnement dédié à l’auteur. C’est le cas
dans l’ouvrage de Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d’un
juif polonais né en France : on y trouve des articles de presse
concernant le frère de l’auteur, une photo de son fils, ainsi que des lettres
de sa femme ou encore celles d’une amie commune de Marker et Goldman. Ailleurs,
le livre raconte une histoire parallèle à travers une association : dans
l’ouvrage éponyme consacré à André Bazin, rédigé par Dudley Andrew,
universitaire américain, on trouve des documents associés à François Truffaut.
Tout d’abord, une lettre de celui-ci adressant le manuscrit d’Andrew à Marker,
le priant de lui livrer ses impressions sur « la vérité de la période que vous
connaissez le mieux et la qualité littéraire et éditoriale du texte.
Pensez-vous que le Seuil le publierait ? ». En poursuivant le feuilletage de
l’ouvrage, en face de la première page de la préface rédigée par François
Truffaut et titrée « Yes, we miss
André Bazin », on trouve en miroir un article de presse du
quotidien Libération titré « Tu nous manques François ». Daté du 24 octobre 1985, cet article
commémore la mort de François Truffaut survenue un an auparavant. Le livre se
fait ici support de l’association directe établie entre deux figures
emblématiques du cinéma : F. Truffaut et A. Bazin.
Les livres, à travers les archives qu’ils contiennent, nous font naviguer dans
l’intime, dans le formel, dans le professionnel à travers les documents
associés. Dans
Nouvelles peu exemplaires de
François Vernet, non seulement des documents liés au travail d’édition réalisé
par Marker envahissent l’ouvrage, mais une revue de presse lui est associée :
des articles de journaux concernant la réception du livre y sont consignés.
Dans
Phèdre de Racine, Marker glisse l’annonce du
décès de Solveig Dommartin, compagne de Wim Wenders, retrouvant la page exacte
à laquelle l’épitaphe fait référence : « qu’elle demeure
vivante en nos cœurs ». Les associations ne sont jamais systématiques
bien qu’on retrouve un certain nombre de traits récurrents. Elles semblent
cependant dessiner un univers. Le grave comme le loufoque finissent toujours
par s’emmêler : un carton de profiteroles au milieu
d’Intermezzo de Jean Giraudoux, ou bien un article sur Céline Dion
titré « Laurent Boyer : Voyage au bout de la nuit avec Céline » dans l’ouvrage
de l’autre Céline, dépourvu de paillettes celui-là. À la manière d’Aby Warburg
travaillant à son vaste atlas qu’il intitulait
Mnémosyne[3], Marker construit un
environnement au sein du livre ; culture savante et culture populaire s’y
côtoient, mettant à jour renouvellements et réappropriations successives. La
bibliothèque se connecte matériellement au monde et au temps, se muant avec les
années en un véritable système de classement et d’ordonnancement, à la page
près.
Virtualiser : retranscrire le réel ?
La Cinémathèque a décidé de ne pas communiquer physiquement les éléments de la
bibliothèque Marker, l’ensemble ayant été estimé trop fragile. La seule
manipulation lors de l’inventaire a effectivement dégradé certains ouvrages.
L’idée d’une communication virtualisée, née d’un impératif de préservation,
dépasse la seule réalisation d’un catalogage des éléments, dès lors insuffisant
car ordinairement dévolu à des fonctions de repérage avant consultation
physique. En effet, il s’agit ici de proposer à la fois la recherche et la
consultation de l’information en un même support informatique. Avant d’aller
plus loin et d’envisager les fonctionnalités de la « bibliothèque virtuelle Marker », un arrêt sur le concept même de
« bibliothèque virtuelle » semble nécessaire. Le dictionnaire
Harrod’s Librarians’ Glossary fournit pour « Digital library » la définition suivante :
An umbrella term a) for conceptual models of librairies
of the future that focus on the provision of services associated almost
totally with digital content and b) used to describe those aspects of
existing library services that have a significant digital component. Also
referred to as electronic library.[4]
#prytherch2005
L’expression « Digital library » pourrait se traduire en français par
« bibliothèque numérique » , « virtuelle » , ou encore
« digitale » . En France, l’expression « bibliothèque virtuelle »
séduit ; en témoignent un certain nombre de projets qui ont vu le jour sous ce
nom. Le projet « Bibliothèque virtuelle des manuscrits
médiévaux »
[
BVM 2016] ne propose pas la reconstitution d’un fonds historique
spécifique comme pour Marker, mais de consulter la reproduction d’une large
sélection de manuscrits. Il s’agit plus précisément d’une collection de
manuscrits provenant de fonds patrimoniaux dispersés sur tout le territoire
français. Cette bibliothèque, qui n’a jamais eu d’existence matérielle, est
constituée sur support informatique de toutes pièces. Ailleurs, la « Bibliothèque virtuelle de Clairvaux »
[
Bibliothèque virtuelle de Clairvaux 2016] propose la consultation de livres issus d’une même
bibliothèque ancienne, sans en offrir toutefois une forme de reconstitution
graphique, mis à part à travers la rubrique « feuilletoire » (possibilité
de tourner les pages). Plus récemment, le projet Biblissima [
Biblissima 2017] envisage la constitution d’une méta-bibliothèque numérique
des manuscrits et imprimés anciens, à la fois entrepôt de données et
productrice d’outils collaboratifs. Pour terminer ce bref tour d’horizon non
exhaustif et circonscrit à la publication de textes anciens, citons le très
visuel projet « Montaigne à l’œuvre »
[
MONLOE 2016], travail ambitieux porté par nombre d’institutions de
recherche nationaux. L’objectif est d’éditer des facsimilés et des
transcriptions des œuvres de Montaigne, mais également de reconstituer la
bibliothèque de Montaigne en 3D en proposant différents niveaux : l’état actuel
et trois états du
xvie
siècle. Réalisé par le Centre de ressources numériques Archéovision de
Bordeaux, le résultat est saisissant. Les facsimilés numérisés sont accessibles
depuis la reconstitution de la bibliothèque en un clic sur les tranches des
ouvrages, connectant ainsi les deux volets du projet. Ces différents exemples
de bibliothèques virtuelles recensent finalement des acceptions de l’expression
très différentes, témoignant d’une large liberté d’appropriation.
Dans notre cas, le corpus initial a subi deux coupes successives. Dans un
premier temps, les ouvrages ne contenant pas de documents ont été écartés.
Puis, c’est la possibilité d’inclure une numérisation intégrale des ouvrages
contenant les documents qui a également dû être remise en cause. En effet, pour
des raisons juridiques et budgétaires, seuls les documents insérés feront
l’objet d’une numérisation. Ces derniers devront cependant être numérisés
« en contexte », c’est-à-dire avec la page du livre où a été réalisée
l’insertion, de manière à restituer l’extrait textuel ou iconographique en
contact direct avec l’insert. Ces restrictions successives pourraient jusqu’à
rendre paradoxal l’emploi de la locution « bibliothèque virtuelle » pour
désigner l’ensemble. Cependant, c’est bien la dimension matricielle de la
bibliothèque que l’on souhaite mettre en avant, les éléments documentaires se
trouvant réunis au sein d’une entité récurrente et organisatrice : le livre. Si
le terme « virtuel » insiste sur la transition d’une réalité physique à une
réalité numérique qui s’opérerait sur un mode de reconstitution de la réalité
perdue, le projet ne prévoit ni une simulation de la réalité, ni une
reconstitution en images de synthèse tridimensionnelles de la bibliothèque :
uniquement une indexation par étagères, reliée à un plan interactif.
Le projet « Bibliothèque virtuelle Marker » a fait
le deuil d’une restitution de l’expérience du réel car une numérisation ne peut
de toute manière pas remplacer la manipulation physique de l’objet. Il s’agit
au contraire de proposer une synthèse du réel où la mutation numérique ouvre de
nouvelles perspectives en permettant une navigation impossible à réaliser dans
le monde sensible.
Modéliser avec le RDF : renverser le regard
« Un modèle est une abstraction de la réalité qui est
perçue, analysée et épurée, les modèles ne conservant que certaines
caractéristiques représentatives, sélectionnées par les concepteurs en
fonction des objectifs assignés au projet. »
[
Dalbin 2008]
Le système que Marker a construit autour de sa bibliothèque est relativement
complexe car aléatoire. Il existe tellement de modes d’associations différents
qu’il est presque impossible de tous les répertorier avant de se lancer : le
fonds consiste en un immense puzzle qui n’a ni centre, ni début, ni fin. Cette
caractéristique tentaculaire, décentralisée, évoque directement le RDF,
recommandation définie par le consortium du W3C [
W3C 2014] comme un
modèle de graphe destiné à la description des ressources du Web et de leurs
métadonnées. La première brique du RDF est le triplet, base simple sur laquelle
peuvent reposer des schémas complexes. Les triplets RDF fonctionnent sur le
mode familier de l’énonciation : pour construire un triplet, on fait appel à
trois ressources différentes dont les rôles se définissent ainsi : la ressource
à décrire est le sujet de la déclaration, la propriété en est le prédicat, et
la valeur de la propriété est l’objet de la déclaration. Une même ressource
pouvant être sujet, prédicat ou objet de plusieurs triplets, le RDF permet la
construction d’un vaste réseau décentralisé de données, reposant sur un modèle
générique simple. Dans notre cas, il nous permet dans la description, de capter
les associations dynamiques et irrégulières menées par Marker. Car le système
du triplet, relativement simple et générique, permet d’expliciter une situation
complexe.
Le schéma ci-dessous (
figure 4) propose de
présenter visuellement les potentialités du graphe. Chaque entité est reliée à
une classe : une famille d’objets à décrire. Le graphe comprend les classes
suivantes : des inserts (documents insérés), des typologies (nature des
documents), des éléments de localisation (liés au plan du studio), des œuvres
(ouvrages, films, etc.), des activités (auteur, réalisateur, éditeur, etc.),
des personnes, des concepts (vocabulaire descriptif). Des liens peuvent être
réalisés entre les instances de ces classes, afin de relier les éléments de
description. Par exemple : un ouvrage X (classe œuvres) a pour auteur X (classe
personnes), est localisé sur une étagère X (classe localisations), et contient
lui-même des documents (classe inserts). L’objectif est ici de recréer un
contexte autour des documents insérés ; la réutilisation d’un certain nombre de
données favorisée par l’espace d’interopérabilité du web de données apparaît,
pour ce faire, une opportunité incontournable. Un certain nombre de données
pourront être récupérées via le site de la Bibliothèque nationale de France
data.bnf.fr [
Bermès, Boulet, Leclaire 2016]. Cette plateforme transforme et
regroupe des données stockées dans des bases distinctes et produites dans des
formats différents. Les notices d’autorité œuvres, personnes, le langage
d’indexation matières RAMEAU [
RAMEAU 2017], les rôles, lieux, dates,
exposés dans des formats conformes aux standards du web pourront être ici
captés et liés aux inserts numérisés. Un vocabulaire pour l’indexation de la
localisation des données dans le studio de Chris Marker devra être
spécifiquement créé.
L’utilisation d’un modèle en graphe permet d’éclater la description, et chaque
instance de classe constitue alors un lien hypertexte vers une ressource. La
modélisation en RDF permet une navigation « en rebond ».
Cette dernière caractéristique permet de restituer le fourmillement des idées,
des connexions réalisées, éclatées, jamais hiérarchisées, toutes indexables. Ce
mode de navigation, auquel nous sommes relativement familiarisés avec
Wikipedia, constitue ce qu’Emmanuelle Bermès appelle « le parcours de
sens » dans sa présentation du « Centre Pompidou
virtuel »
[
Bermès 2013], qui s’appuie également sur le web de données. Les
internautes ont ainsi la possibilité de construire leur propre parcours en
fonction de leurs intérêts, la construction d’un modèle de données en graphe
facilite le déplacement du regard.
Le graphe permet également d’entrevoir un élargissement du corpus initial. En
effet, l’étude détaillée de la bibliothèque a permis d’aborder une réflexion
étendue à l’ensemble des archives de Marker. Le principe d’association décrit
en troisième partie apparaît à la base du système développé par Marker dans
l’ensemble de ses archives. Il est alors apparu fondamental de le signifier en
associant les éléments directement connectés à la bibliothèque – en
l’occurrence, les photographies, archives papiers, numériques et éventuellement
audiovisuelles du fonds, liées par le thème qu’elles abordent, à un ou
plusieurs inserts. Les objets et bibelots côtoyant les ouvrages pourront
également être reliés par leur localisation. Ici, l’utilisation des
technologies du web de données permettrait de pallier le contingentement des
archives matérielles de la Cinémathèque française : la description et le
traitement des éléments d’un fonds se répartissent actuellement au sein des
différents services (organisés par typologie documentaire) et en différents
silos documentaires indépendants. Il est possible d’envisager de réaliser une « convergence des données »
[
Bermès 2012, 45–47] malgré la spécificité des modèles ou le cloisonnement au sein de silos.
En effet, les descriptions produites par les musées, services d’archives ou
bibliothèques, bien que spécifiques, peuvent aujourd’hui communiquer dans ce
vaste espace d’interopérabilité que propose le web : constat non dénué
d’intérêt pour la Cinémathèque française puisque par la diversité de ses
collections, l’institution se fait tour à tour service d’archive, bibliothèque
ou musée.
Conclusion
Ainsi l’utilisation du modèle RDF permettrait de restituer virtuellement un
contexte aux archives disséminées dans les ouvrages de la bibliothèque de
Marker. L’inscription du projet dans un espace d’interopérabilité présente une
double opportunité : d’une part, s’appuyer sur des données structurées
existantes, d’autre part, envisager d’établir un pont vers d’autres éléments du
fonds Marker. L’ambition est ici de proposer un espace de valorisation global
où le modèle orienté graphe rétablit la dynamique d’association déployée par
Marker, dynamique désormais figée, sorte d’intelligence arrêtée à la manière
d’Immemory. Cette bibliothèque
« warburgienne » convertie au numérique par une modélisation en
graphe, permet de restituer les mécanismes intellectuels qui gouvernent à cet
agencement matériel et révèle en creux la « vision du
monde » de Marker, que l’utilisateur peut, grâce au numérique,
« adopter » et « continuer » .